De la célèbre théorisation du deuil en cinq étapes à la complexité d’un processus sans fin, Benoît Gossay nous invite à questionner notre propre perception du deuil. À travers cet article, il interroge notre capacité à accepter cette expérience douloureuse et en propose une lecture plus nuancée, ancrée dans la réalité du vécu corporel de la rétention à la libération émotionnelle.

« La mort tombe dans la vie comme une pierre dans un étang : d’abord, éclaboussures, affolements dans les buissons, battements d’ailes et fuites en tous sens. Ensuite, grands cercles sur l’eau, de plus en plus larges.

Enfin le calme à nouveau, mais pas du tout le même silence qu’auparavant, un silence, comment dire : Assourdissant. »

Christian Bobin

    Il est difficile d’aborder la question du deuil, de son retentissement dans nos vies et nos corps, dans notre psyché… La question s’ouvre semble-t-il sur des réponses sans fin, les réponses de chacune et chacun structurées sur leurs propres histoires, leurs propres vécus. Nous ne pouvons y échapper ! Notre biographie est une longue succession de deuil : une page de notre vie ; une relation ; un déménagement ; un travail ; le rêve éphémère de qui l’on aurait voulu/aimé être ; mais aussi et surtout la perte d’un être vivant. La vie / la mort.

   « Le deuil est un passage de la vie que nous connaîtrons tous, une expérience commune à tout homme et à toute femme, qui nous remet sur un pied d’égalité. C’est un temps de réflexion, de douleur, de désespoir, de tragédie, d’espoir, de réadaptation, de réinvestissement et de guérison. C’est faire l’expérience complète du cycle de la vie, de la naissance jusqu’à la mort ».

David Kessler

    Le mot deuil a la même racine latine que le mot douleur. Ils proviennent tous deux du verbe  dolere qui veut dire souffrir… Mais la langue française se retrouve pauvre par rapport à la richesse de sa consoeur anglaise : un seul terme pour désigner bien des aspects différents « Bereavement » qui correspond à la perte elle-même, à la séparation, à la dépossession. « Grief » pour désigner la tristesse éprouvante, la chagrin et la douleur. Et « Mourning » en rapport avec le fait de porter le deuil ou de participer à des funérailles.


La théorie du deuil et ses 5 étapes :

    Dans les lignes qui suivent nous allons nous centrer sur le processus de deuil relatif à la perte d’un proche, ce cheminement interne, ce cataclysme émotionnel qu’Elisabeth Kübbler-Ross scinde en 5 étapes. 5 étapes d’une chronologie non-linéaire, avec un possible retour en arrière...

  1. Le déni : C’est la négation de la réalité de la mort, de celle qui vient de frapper à la porte de votre vie. C’est le déni de la réalité, car pour citer Kübbler-Ross, « Pour autant que nous sachions, l’être humain est la seule espèce à avoir conscience de l’inéluctabilité de la mort. Nous savons que nous mourrons, que ceux qui nous sont chers mourront, et dès le plus jeune âge, c’est une source d’angoisse ». C’est avant tout un mécanisme de protection, une aide pour gérer inconsciemment sa sphère émotionnelle, en mettant à distance ses sentiments que nous sommes incapables d’affronter, cette peur du vide et du néant, qui engloutit tout, qui vous aspire et vous dépouille de votre cocon de sécurité, d’irréalité… La peur du chaos.


  1. La colère : Elle permet de sortir de l’état de sidération. Quelque part, elle ramène à la vie, elle remet du mouvement dans notre corps, dans notre tête. Bien qu’elle ne soit pas nécessairement logique ou fondée, elle domine toute les autres émotions : la tristesse, la panique, la douleur, la solitude… Ce feu intérieur n’a pas de limite et brûle tout ce qu’il touche : les proches, les médecins, la famille, Dieu, mais surtout soi-même et le(la) défunt(e). Il est tellement plus facile d’être en colère que triste ! Néanmoins, la société s’oppose à ce débordement, notre société est effrayée par la colère, tout comme elle est effrayée par la maladie, la vieillesse et la mort. Notre société, c’est-à-dire nous, nous faisons tout notre possible pour l’écarter de notre champ de vision, de nos pensées. Surtout ne pas y être confronté ! Vaste comédie où chacun(e) se coupe un peu plus de sa spontanéité et renforce ses cuirasses caractérielles et musculaires afin de rentrer dans le moule, afin de toujours être accepté par le plus grand nombre, afin de continuer à recevoir cet amour au conditionnel : à condition d’être quelqu’un d’autre de qui je suis…
    Mais la colère, qui couve la douleur, qui n’est autre qu’un des indices de l’intensité de l’amour que l’on a pour celui ou celle qui n’est plus, se doit d’être ressentie, se doit d’être extériorisée, vécue, exprimée et accueillie ! Plus la colère sera violente plus elle drainera avec elle un flot de sentiments contenus et refoulés. Il est tellement plus facile d’être en colère que triste…



« En demandant aux personnes endeuillées de réprimer leur colère, nous ne faisons que les éloigner de nous. Exiger de quelqu’un qu’il soit différent, qu’il ressente des sentiments qui ne sont pas les siens, c’est ne pas l’accepter tel qu’il est. »


  1. Le marchandage : Il va de pair avec la culpabilité. Il est le lieu du « et si… » et autre « si seulement… ». Le passé est revisité, les évènements sont altérés et donnent libre court à l’imagination et aux hypothèses virtuelles. Le marchandage est une nouvelle esquive pour échapper à l’instant présent, à la réalité de son être et de son chagrin, de sa souffrance. Tout plutôt que ça ! C’est l’espace pour les regrets. Mais tout comme la colère, il donne du répit ! Un répit émotionnel, car nous ne pouvons supporter la douleur que pendant une durée limitée… Sinon c’est la chute, une chute dans un trou noir, un abîme sans fin qui aspire tout espoir et toute lumière : La dépression…


  1. La dépression : Elle marque le retour au présent ! Mais tout comme la colère, « notre société semble ne pas tolérer la dépression et vouloir absolument tout mettre en œuvre pour la pallier… La plupart du temps, nous ne laissons pas sa place à la dépression qui accompagne naturellement le deuil ». L’endeuillé(e) se heurte au déni sociétal, à son refus d’observer et de laisser circuler ce qui « dérange », ce qui la renvoie à sa part d’ombre, étouffée par les médias, la publicité où, d’un commun accord et dans un mensonge global, tout le monde se doit de sourire…

    La dépression et la tristesse ouvrent la porte aux larmes. L’hémorragie lacrymale charrie la peine de l’intérieur vers l’extérieur. Les larmes, merveilleux moyens dont nous a doté la nature pour extérioriser notre chagrin, sont symbole de vie. Elles sont la toilette mortuaire du vivant, de celui qui est resté. Elles nous lavent et emportent avec elles tout ce qui est sclérosé, tout ce qui était retenu… Accepter de les laisser couler, de ne plus les refouler. Accepter de pleurer pour soi, refuser le « tais-toi, remets-toi et passe à autre chose ! ». Refuser le « sois fort ! ». La dépression nous mure dans une forme d’isolement, mais cette étape n’est que temporaire. Cette inaction est comme l’hiver : en effet, cette période n’est pas un arrêt de la nature, elle est juste une étape de la vie, où le monde animal et végétal reprend des forces. Un temps pour le repos avant de mieux rejaillir au printemps, dans un élan de puissance et de beauté.


« Pourquoi enjoindre les endeuillés à se montrer forts ? Peut-être parce que c’est ce que l’on entend couramment dans les films… D’autre part, on est toujours plus à l’aise face à quelqu’un qui cache son affliction : la douleur est contagieuse, le chagrin des autres nous rend triste. C’est pourquoi nous préférons ne pas être témoin des émotions d’autrui, pour éviter d’être confronter aux autres. Mais en camouflant sa peine, on ne l’éradique pas. »


  1. L’acceptation : Accepter n’est pas voir la situation sous un angle positif : personne ne se console jamais de la perte d’un être cher ! C’est juste se résigner à la perte, ouvrir la main qui était encore fermée et serrée sur le vide et l’absence. C’est apprendre à vivre avec, avec le « sans ». La perte signe une amputation d’une part de nous, elle est personnelle et ne peut être comparée à aucune autre : « Vous seul savez ce que vous avez perdu ». Elle invite à une restructuration identitaire, à se réorganiser dans notre vie affective et quotidienne : la perte nous convoque à une réassignation de tous les rôles que le défunt endossait. Elle laisse aussi la place à une forme de culpabilité. La culpabilité de se sentir soulager, de sentir un peu moins de poids sur son thorax et dans son cœur. Il est difficile de concilier cette simultanéité émotionnelle, cette variation spontanée entre tristesse et soulagement.


 Le deuil demeure, il nous appartient.

« Les endeuillés doivent avoir conscience que le deuil n’est pas un processus délimité par un début et une fin. C’est le reflet d’une perte qui ne s’efface jamais. A la question « Avez-vous clôturé votre deuil ? »

    « Chaque jour de mon existence, je continue à apprivoiser mon chagrin, car j’en ai toujours. J’ai simplement appris à vivre avec les absents et je suis maintenant capable de me souvenir du passé sans que cela ne me soit douloureux. »

  La mort survient en un instant, mais son contrecoup se fait ressentir toute la vie. Un deuil n’a pas de fin, il n’est pas pour autant statique, mais en perpétuelle évolution, tout comme nous.  Il y a sans doute pour certains une attente irréaliste de la « page tournée », un concept de clôture qui ne viendra jamais. Nous aimerions que le deuil se déroule de la même façon pour tous, une forme de standardisation avec une durée unique. Inhumanité pour fuir sa souffrance ! Mais un parent peut-il faire le deuil de son enfant ? Une personne peut-elle se relever d’une perte multiple et brutale, quand en l’espace de quelques secondes, plusieurs proches disparaissent ? Un enfant n’a ni les ressources ni l’expérience nécessaire pour intégrer la perte à son monde…

    Le jour d’après est sans aucun doute en lien avec une (ré)ouverture à une forme de spiritualité car nous sommes tous porteurs d’un certains savoir, dont la majeure partie disparaît avec nous, mais dont quelque chose perdure après nous. Et que faire de ces sensations de présence des absents à nos côtés ? Que faire de ces rêves où nos morts nous apparaissent ? Que faire de ces synchronicités, clins d’œil des morts aux vivants ? Le voile se déchire entre la vie et la mort, la frontière entre ces deux réalités devient poreuse et laisse une place à une forme de continuité. La mort ne serait qu’un « simple » changement d’état où l’« âme », cette part de nous immortelle qui s’affranchit de l’espace et du temps, continuerait son petit bonhomme de chemin…

    Le deuil consécutif à une perte nous invite aussi à nous projeter sur notre propre fin. Le deuil anticipatoire ouvre un nouveau chapitre, car rien ne préserve de la mort !

Une simple bougie qui se consume, fragile au moindre coups de vent.

 La place de l'Accompagnant par le Toucher


« Le travail de deuil non accompli s’amoncelle dans notre corps, notre cœur et notre âme, et la douleur ressurgit chaque fois que nous connaissons une nouvelle perte »


Elisabeth Kübbler-Ross

    Avant toute chose, il me semble difficile pour un praticien de rester équanime par rapport à une personne endeuillée qu’il doit accompagner, si ce dernier n’a pas lui-même explorer cet espace et cette question de vie. Non qu’il se doit lui-même d’avoir été confronté au deuil d’un proche durant son existence, mais au moins d’avoir eu une profonde réflexion sur cette thématique. « Où j’en suis de moi-même ? Comment je me sens dans mon corps et mon cœur par rapport à la mort, la perte et à l’absence ? ». Sinon, il semble difficile d’être une ressource pour l’autre si cela vibre trop fort en nous et nous décentre, nous coupant de notre ancrage et de notre alignement. Comment accueillir l’autre dans sa peine et sa souffrance si une part de nous reste fermée, retranchée pour s’éviter de vivre la séparation ? Comment être à l’écoute des besoins émanant de la structure corporelle, des mots et émotions retenus dans les cuirasses corporelles ? Comment être dans l’intuition si notre mental prend le pas sur notre ressenti ?

« Un travail de deuil me paraît impossible sans une prise de conscience émotive et corporelle »

Dr Ghislain Devroede.

    Qu’il soit suite à la séparation ou par anticipation, le deuil s’inscrit dans notre structure corporelle : Hans Selye dans the stress of life le résume ainsi : « Chaque stress laisse une cicatrice indélébile, et après une situation de grand stress, l’organisme paie pour sa survie en devenant un peu plus vieux ».

    En approche tissulaire, nous allons parler de :

  • Traumatisme : transmission sur le corps d’une quantité d’énergie suite à un traumatisme physique ou émotionnel, qui intervient dans un temps trop court pour permettre au système corporel de le gérer harmonieusement.
  • Saturation : action pour une structure vivante de se charger d’une énergie qu’elle n’a pas su gérer, transmettre ou évacuer.

    Le traumatisme, c’est la séparation, la perte à venir ou présente. La saturation c’est cette part de nous qui meurt avec l’autre. C’est une partie plus ou moins conséquente de notre structure corporelle (organique ; ostéo-articulaire ; viscérale ; musculaire ; conjonctive…) qui se fige dans un espace/temps donné, qui sort de notre schéma corporel, qui s’éteint. Cette part de nous contient et retient l’information, les émotions refoulées. C’est avant tout un processus de survie dans le néant qui nous envahit, le moyen que notre intelligence corporelle a trouvé pour continuer à aller de l’avant.

     Le toucher accompagne l’endeuillé afin de déterrer les « cadavres affectifs » enfouis dans le corps, ceux qui empêchent de sentir la vie circuler librement en soi et autour de soi. L'Accompagnant par sa présence et son toucher bienveillant, par son écoute et son intuition, invite l’affligé à réinvestir son corps et s’autoriser à extérioriser ses émotions, tout en respectant son rythme propre. Aucune obligation si ce n’est accueillir et recueillir les décharges neuro-végétatives et émotionnelles. Dans l’échange silencieux des mains sur le corps, dans l’échange verbal pré et post-soin, le « prendre soin de » n’a jamais été aussi sincère, profond et rempli de simplicité. Le praticien a juste à être… Empruntant les mots de Delphine Horvilleur : « sa présence dans le chaos d’un monde qui s’effondre, doit incarner la possibilité d’une stabilité, la promesse d’une continuité ».

 

« La paix réside au fond de la douleur. Pour la trouver, nous devons explorer notre peine, non la fuir »,
Elisabeth Kübbler-Ross.

    La séparation, la mort a sur les vivants des conséquences qui ne peuvent se restreindre à un processus de deuil. La séparation, la perte invite à une plus ou moins profonde restructuration identitaire. L’absence laisse de multiples traces, toujours non visibles, dans les interactions sociales, dans la vie sociale de l’endeuillé. Le « sur »vivant découvre au fil du temps les répercussions de cet évènement de vie dans le remaniement de sa personnalité. Dans notre monde occidental, dans notre société dite moderne, qui répudie la mort et le chagrin, nous nous soulevons et affirmons que nier la perte, c’est nier l’amour !

« Vous avez aimé, vous avez perdu, mais vous avez survécu. Vous êtes transformés ! Vous avez grandi ! ».

    Une pensée émue à toutes celles et tous ceux que j’ai accompagnés jusqu’à la fin, à leurs familles pour leur confiance. A ma mère pour son amour, sa bienveillance et ses enseignements au-delà de l’espace et du temps. A mon pote Sébastien Rung plus extra que terrestre ! A mes ancêtres qui m’ont transmis la vie.

Benoit Gossay,
Masseur-kinésithérapeute, Sophrologue,
Formateur à LUMEN-Formation.